mardi 28 février 2017

Interlude: MILOU.. en Chine

Ni-Hao! ...tandis que la gloire s'exprime...




"Viens mon Milou, on y va", et je ferme la porte de l'appartement.

Milou est le nom que j'ai donné à mon sac que je roule derrière moi et qui trimbale mon ordinateur, comme un prince sur roulettes, autant dire la caverne d'Ali baba de toutes mes formules, de mes présentations, de  mes pensées déjà mures et celles à venir, qui attendent la gloire, la reconnaissance universelle...

Je vais donner mon cours du Lundi, 2 fois 45 minutes avec une pose de 5 min au milieu. J'ai bien vérifié que mon pull était à l’endroit, mes chaussettes appariées, j'ai lancé un bisou de la main à la Christinie, assise sur le canapé noir, et ça y est, je suis dans le couloir carrelé du 12 ème étage qui donne sur l'ascenseur. Je rumine dans ma tête, comme toujours, et essaye de me mémoriser les premières diapos de mon cours: "le manque de stabilité des enchevêtrements des polymères implique l'instabilité de l'état liquide....", mais non, c'est en anglais que ça se prononce ces balivernes à dormir debout.        D' ailleurs je commence toujours à les saluer en Chinois, comme c'est le seul mot que je connaisse: "Ni How", enfin, c'est comme ça que je prononce "Ni-Hao", et cela ressemble plus à un miaulement de chat siamois qui meure de faim, mais j'y mets de la conviction et je vois bien l'effet que cela produit: en retour j'entends une meute de chats qui me répond "Ni-Hao Professor"; OK, c'est bon, c'est bien la preuve que je parle Chinois et je m'en émois (je m'en émusse?). 

Ah oui, le 12 eme étage, ce fameux chiffre 12 qui est mon blason, mon Amérique à moi, non pas à cause des 12 apôtres, ces pauvres bougres et bien braves (Dieu me pardonne, Matxi), mais parce que dans ma théorie grandiose, dont l'expression lambine encore sur les polymères ..., les valeurs de Planck pour l'espace et le temps sont des multiples de 12,  10-36 pour l'espace et 10-48 pour le temps! Enfin, c'est ce que j'essaye d'expliquer à Milou, qui s'en tape et roule de plaisir à la traîne derrière moi, surtout que le carrelage est lisse et que rouler ne fait aucun bruit, on n'entend d'ailleurs que mes pensées lorsque j'appuie sur le bouton de l'ascenseur pour descendre.

En bas, en commençant par un garde en uniforme qui reste assis dans sa cagna devant la grille fermée et gardée de l'immeuble, je distribue des Ni-Hao à droite et à gauche, à qui mieux mieux, saluant tout ce qui me croise: les mémés qui secouent leur progéniture de 2ème génération, les clopinanteux de la dernière guerre sino-japonaise, et les vieilles dames aux bras pleins de petits sacs en plastique d'où dépassent des têtes de légumes verts échevelés. Je continue à  faire vagabonder mes pensées dans la tête tout en regardant tout ce qui bouge et l'intégrant avec ma petite musique interne qui cherche une explication à tout.  Donc, disais-je, mon cours d'aujourd'hui est sur l'instabilité de l'état liquide, un sujet que j'adore et qui est à la base de mes élucubrations internes, dont personne ne se doute qu'elles me hantent, sauf Milou qui maintenant se secoue et fait des tacs-tacs-tacs comme une mitraillette en roulant sur toutes les aspérités de la route qui craquelle de partout. 

Il y a des petits vendeurs sur la droite, déroulant sur des tables vétustes leur quatre sous de légumes et plats préparés, dont l'odeur se mélange âprement aux relents d'eau de vaisselle que l'on sent ici et là. Je tourne la tête et suis maintenant des yeux le haut d'un mur de briques rouges, qui longe mon chemin sur la gauche, dont s'est épris une rangée d'arbres situés de l'autre côté du mur, qui se penchent au-dessus des voitures rangées tout le long et qui servent d'habitat à des dizaines de petits moineaux dont les cris paraissent disproportionnés par rapport à leur taille minuscule.

Je tourne à gauche dans l'allée sombre que l'on a surnommée "Jack the Ripper", l'égorgeur de Londres, car le soir, on s'attend toujours à voir sortir de leur tombe les zombies de la vidéo de Michael Jackson dans Thriller. D'ailleurs Milou fait maintenant un bruit de claquettes épouvantable qui ferait fuir toutes les gitanes andalouses en criant et hurlant "jacquot ...la ripper, jacquot... la terror...", faisant survolter leur jupon blanc sur fond de Flamenco endiablé.

Bon, on se calme, j'en reviens à mes étudiants: "oui, l'état liquide est instable et c'est une découverte de premier plan qui sera bientôt récompensée par un ticket (de métro) gratuit d'accès au panthéon...et puis merde..."

Je passe devant le réparateur de bicyclette et de pneus crevés, qui a mis son petit bazar d'établi au coin sur le trottoir et attend sur son tabouret, avec ses lunettes rondes qui ont glissé sur le bas de son nez, que les gens crèvent, "ce qui doit être un bon business" je me dis en passant, vu l'état de la chaussée. D'ailleurs des lunettes d'intello chinois comme ça m'iraient bien, bien que je ne veuille pas que mes chers étudiants pensent que je suis le grand-père du réparateur de pneus crevés.  Faudrait pas perdre son image panthèonique.

Cette allée, qui débute avec le petit intello aux pneus crevés, je l'ai nommée "l'allée des lamentations" parce que les arbres pleurent de longues nattes détressées toute droite qui ressemblent à des lamentations tristes de cheveux mouillés après la douche. Mais débouche devant moi, venant d'un des dortoirs d'étudiants sur la gauche, une fille superbe dont je me concentre immédiatement sur la paire de jambes qui trottinent juste à 2 mètres près, en tendant la main, une paire de jambes exquise, gantée en noir, surmontée d'une minijupe qui se balance en danse turque, en tout cas comme je l'imagine, et j' en oublie les lamentations de tristesse des arbres à nattes. La fille marche vraiment vite et j'accélère pour ne pas être distancé, mais la voilà qui tourne à droite alors que  mon chemin est à gauche, vers le stade. Je suis obligé de tirer fortement Milou vers moi car il veut suivre cette créature de rêve dont les jambes tricotent un avenir dont je ne serais point.

Douche Écossaise, donc, mais cela tombe à pic!  La fille me laisse devant les pissotières publiques, dites Vespasiennes dans les salons de thé, et je me mets en apnée pour éviter l'odeur d'urine de mammouth qui se dégage dans la rue.

Je suis à la moitié du chemin, il ne faut pas que je sois en retard.  Le premier jour de cours, j'avais une salle pleine qui ressemblait à une salle de cinéma où l'on était venu voir sur grand écran la dernière curiosité locale, El Professor en personne, mais qui arriva en retard, parce que perdu, comme d'habitude, s'étant trompé de building 3, la carte étant foutue de travers, ou en Chinois, ou bien que sais-je encore, et l'on vit entrer dans la salle, ébouriffé, haletant d'avoir couru, non pas Einstein mais Charlot lui-même avec sa fameuse moustache, ce qui fit croire à la foule, ébahie, qu'elle s'était trompée de salle: "mais où est donc le génie annoncé, murmurait-on doucement en Chinois...txintxin...! ". Et c'est alors que, mue par une inspiration qui vint sans nul doute des Dieux d'Olympe eux-mêmes,  la moustache se mit à articuler ces quelques mots: "Ni-Hao", ce qui provoqua les rires et l'attention dont j'avais besoin pour dissiper les doutes sur tous ces visages aux pommettes saillantes et aux yeux bridés.

Le parking du stade, qui se dégage sur la gauche des pissotières, est pleine de voitures de marque: BMW, AUDI, VW,... ce n'est pas étonnant que l'Allemagne se porte plutôt bien, sauf que, connaissant les lascars, d'ici 5 ans ils fabriqueront les mêmes mais sans les marques, ou avec des noms exotiques et à des prix à se rouler par terre, même Milou le sait qui se regarde passer furtivement par le reflet de son image sur les portières miroitantes, comme un flash de lumière.

Après le parking du gymnase, qui lui-même ressemble à une énorme mouche géante, le cul retourné vers moi, je dois traverser une rue devant l'école maternelle, et faire bien attention d'éviter les voitures qui se moquent que les piétons soient en train de traverser dans les clous, les pousse-pousse qui zigzaguent n'importe comment en se frayant leur passage à coups de sonnettes de vélo, et les bus bondés d'étudiants qui sont conduits au 2ème campus, à côté de l'aéroport, à 40 minutes de là.

Quand je passe devant l'école maternelle, je pense toujours à mon écurie de trésors délaissés si loin, mes petites basquaises  aux cheveux finlandais, mon petit bascou aux boucles sénégalaises, et bientôt Yola, qui va m’envoûter, j'en suis sûr, dès la première minute ou je la prendrai sur mes genoux.  Les murs de l'école sont peints de nounours et de pandas, dont la tête me rappelle les ratons laveurs (racoons) des États-Unis, et le fronton de la porte d'entrée, strictement contrôlée par un gardien en uniforme, a la forme d'une girafe d'Afrique qui se pencherait pour embrasser les enfants.

Avant d'arriver au fameux building 3, ou je vais donner mon cours, je dois traverser un parc rempli de ces arbres aux nattes larmoyantes, mais ces derniers ont la particularité ici que les racines continuent à grimper le long du tronc sur une hauteur d'au moins un mètre, ce qui leur donne un aspect noueux de vieux doigts de personnes âgées, avec comme ciel au-dessus d'eux les larmes des nattes décrépies, pour sonner le glas de la misère automnale. Mais là, au milieu de ces misères, une vieille dame en tunique blanche aux larges manches, pantalon noir,  fait du "Chi-Kung" ou du "Qigong", bon enfin du yoga pour l'âme, comme dirait le Dalaï-lama, en tout cas comme moi j’appelle cette danse lente avec les bras.  Je regarde le visage de cette femme, très beau, très noble, elle aussi a une natte grise, serrée sur son coup et dans son dos. Elle pivote gracieusement, élégante, levant les bras d'un geste très lent, et sa natte grise roule pour tomber sur son épaule quand elle finit sa circonvolution, les manches du corsage faisant des dessins de foulard, en tombant de haut en bas.  Ce calme sublime se tient au beau milieu du bruit des klaxons stridents des scooters électriques, des sonnettes des pousse-pousse, des petits camions qui foncent, et de Milou qui mitraille ses tacs-tacs-tacs sur les dalles du trottoir. La sublimation est l'arrêt de l’espace-temps!

Je traverse et prend l'entrée du Building 3, qui grouille d'étudiants. C'est là que se donnent les classes pour les doctorants. Je prends l'ascenseur et monte au 4eme étage, direction la salle 403. Mon estomac commence à se nouer. Je respire à fond et pense  à la vieille natte grise.  Je vais demander à l'étudiant de service, sur le palier, de venir m’ouvrir la salle et démarrer l'ordinateur principal qui connecte au rétroprojecteur. J'ai encore 5 minutes devant moi pour préparer la classe, brancher mon ordinateur sur le système central, essayer le pointeur laser, ranger Milou sous le bureau, mettre ma veste et mon cache-nez sur le bord de la fenêtre. J'accomplis tous ces gestes à toute vitesse, par habitude maintenant. Je sens la présence des élèves qui s'installent; pas un mot, silence monacal. Je regarde l'horloge au-dessus du tableau vert foncé. Ah, j'ai oublié d'essuyer le tableau, rempli de symboles Chinois du cours précèdent.  Je mets la première diapo bien en vue sur l'écran, je suis prêt. Je me tourne vers la classe, les deux mains bien à plat sur le bureau devant moi. Je regarde les élèves: ils sont jeunes, ils sont beaux, et je dis "Ni-Hao". Et Milou sait, en entendant  la meute de chats qui me répond, qu'il peut roupiller tranquille pendant deux heures tandis que la gloire s'exprime...Amen!