Ni-Hao! ...tandis que la gloire s'exprime...
"Viens mon
Milou, on y va", et je ferme la porte de l'appartement.
Milou est le nom
que j'ai donné à mon sac que je roule derrière moi et qui trimbale mon
ordinateur, comme un prince sur roulettes, autant dire la caverne d'Ali baba de
toutes mes formules, de mes présentations, de
mes pensées déjà mures et celles à venir, qui attendent la gloire, la
reconnaissance universelle...
Je vais donner
mon cours du Lundi, 2 fois 45 minutes avec une pose de 5 min au milieu. J'ai
bien vérifié que mon pull était à l’endroit, mes chaussettes appariées, j'ai
lancé un bisou de la main à la Christinie, assise sur le canapé noir, et ça y
est, je suis dans le couloir carrelé du 12 ème étage qui donne sur l'ascenseur. Je rumine
dans ma tête, comme toujours, et essaye de me mémoriser les premières diapos de
mon cours: "le manque de stabilité des enchevêtrements des polymères
implique l'instabilité de l'état liquide....", mais non, c'est en anglais
que ça se prononce ces balivernes à dormir debout. D' ailleurs je commence toujours à les
saluer en Chinois, comme c'est le seul mot que je connaisse: "Ni
How", enfin, c'est comme ça que je prononce "Ni-Hao", et cela
ressemble plus à un miaulement de chat siamois qui meure de faim, mais j'y mets
de la conviction et je vois bien l'effet que cela produit: en retour j'entends
une meute de chats qui me répond "Ni-Hao Professor"; OK, c'est bon,
c'est bien la preuve que je parle Chinois et je m'en émois (je m'en
émusse?).
Ah oui, le 12 eme
étage, ce fameux chiffre 12 qui est mon blason, mon Amérique à moi, non pas à cause des 12 apôtres, ces
pauvres bougres et bien braves (Dieu me pardonne, Matxi), mais parce que dans
ma théorie grandiose, dont l'expression lambine encore sur les polymères ...,
les valeurs de Planck pour l'espace et le temps sont des multiples de 12, 10-36 pour l'espace et 10-48
pour le temps! Enfin, c'est ce que j'essaye d'expliquer à Milou, qui s'en tape et roule de plaisir
à la traîne derrière moi, surtout que le carrelage est lisse et que rouler ne
fait aucun bruit, on n'entend d'ailleurs que mes pensées lorsque j'appuie sur
le bouton de l'ascenseur pour descendre.
En bas,
en commençant par un garde en uniforme qui reste assis dans sa cagna devant la
grille fermée et gardée de l'immeuble, je distribue des Ni-Hao à droite et à
gauche, à qui mieux mieux, saluant tout ce qui me croise: les mémés qui
secouent leur progéniture de 2ème génération,
les clopinanteux de la dernière guerre sino-japonaise, et les vieilles dames
aux bras pleins de petits sacs en plastique d'où dépassent des têtes de légumes
verts échevelés. Je continue à faire
vagabonder mes pensées dans la tête tout en regardant tout ce qui bouge et
l'intégrant avec ma petite musique interne qui cherche une explication à
tout. Donc, disais-je, mon cours d'aujourd'hui
est sur l'instabilité de l'état liquide, un sujet que j'adore et qui est à la
base de mes élucubrations internes, dont personne ne se doute qu'elles me
hantent, sauf Milou qui maintenant se secoue et fait des tacs-tacs-tacs comme
une mitraillette en roulant sur toutes les aspérités de la route qui craquelle
de partout.
Il y a des petits
vendeurs sur la droite, déroulant sur des tables vétustes leur quatre sous de
légumes et plats préparés, dont l'odeur se mélange âprement aux relents d'eau de
vaisselle que l'on sent ici et là. Je tourne la tête et suis maintenant des
yeux le haut d'un mur de briques rouges, qui longe mon chemin sur la gauche,
dont s'est épris une rangée d'arbres situés de l'autre côté du mur, qui se
penchent au-dessus des voitures rangées tout le long et qui servent d'habitat à des dizaines de petits moineaux dont les
cris paraissent disproportionnés par rapport à leur taille minuscule.
Je tourne à
gauche dans l'allée sombre que l'on a surnommée "Jack the Ripper",
l'égorgeur de Londres, car le soir, on s'attend toujours à voir sortir de leur
tombe les zombies de la vidéo de Michael Jackson dans Thriller. D'ailleurs
Milou fait maintenant un bruit de claquettes épouvantable qui ferait fuir
toutes les gitanes andalouses en criant et hurlant "jacquot ...la ripper,
jacquot... la terror...", faisant survolter leur jupon blanc sur fond de
Flamenco endiablé.
Bon, on se calme,
j'en reviens à mes étudiants: "oui, l'état liquide est instable et c'est
une découverte de premier plan qui sera bientôt récompensée par un ticket (de
métro) gratuit d'accès au panthéon...et puis merde..."
Je passe devant
le réparateur de bicyclette et de pneus crevés, qui a mis son petit bazar
d'établi au coin sur le trottoir et attend sur son tabouret, avec ses lunettes
rondes qui ont glissé sur le bas de son nez, que les gens crèvent, "ce qui
doit être un bon business" je me dis en passant, vu l'état de la chaussée.
D'ailleurs des lunettes d'intello chinois comme ça m'iraient bien, bien que je
ne veuille pas que mes chers étudiants pensent que je suis le grand-père du
réparateur de pneus crevés. Faudrait pas
perdre son image panthèonique.
Cette allée, qui
débute avec le petit intello aux pneus crevés, je l'ai nommée "l'allée des
lamentations" parce que les arbres pleurent de longues nattes détressées
toute droite qui ressemblent à des lamentations tristes de cheveux mouillés
après la douche. Mais débouche devant moi, venant d'un des dortoirs d'étudiants
sur la gauche, une fille superbe dont je me concentre immédiatement sur la
paire de jambes qui trottinent juste à 2 mètres près, en tendant la main, une paire de jambes exquise, gantée en
noir, surmontée d'une minijupe qui se balance en danse turque, en tout cas
comme je l'imagine, et j' en oublie les lamentations de tristesse des arbres à nattes. La fille marche vraiment vite et
j'accélère pour ne pas être distancé, mais la voilà qui tourne à droite alors
que mon chemin est à gauche, vers le
stade. Je suis obligé de tirer fortement Milou vers moi car il veut suivre
cette créature de rêve dont les jambes tricotent un avenir dont je ne serais
point.
Douche Écossaise,
donc, mais cela tombe à pic! La fille me
laisse devant les pissotières publiques, dites Vespasiennes dans les salons de
thé, et je me mets en apnée pour éviter l'odeur d'urine de mammouth qui se
dégage dans la rue.
Je suis à la
moitié du chemin, il ne faut pas que je sois en retard. Le premier jour de cours, j'avais une salle
pleine qui ressemblait à une salle de cinéma où l'on était venu voir sur grand écran la
dernière curiosité locale, El Professor en personne, mais qui arriva en retard,
parce que perdu, comme d'habitude, s'étant trompé de building 3, la carte étant
foutue de travers, ou en Chinois, ou bien que sais-je encore, et l'on vit entrer
dans la salle, ébouriffé, haletant d'avoir couru, non pas Einstein mais Charlot
lui-même avec sa fameuse moustache, ce qui fit croire à la foule, ébahie,
qu'elle s'était trompée de salle: "mais où est donc le génie annoncé,
murmurait-on doucement en Chinois...txintxin...! ". Et c'est alors que,
mue par une inspiration qui vint sans nul doute des Dieux d'Olympe
eux-mêmes, la moustache se mit à
articuler ces quelques mots: "Ni-Hao", ce qui provoqua les rires et
l'attention dont j'avais besoin pour dissiper les doutes sur tous ces visages
aux pommettes saillantes et aux yeux bridés.
Le parking du
stade, qui se dégage sur la gauche des pissotières, est pleine de voitures de
marque: BMW, AUDI, VW,... ce n'est pas étonnant que l'Allemagne se porte plutôt
bien, sauf que, connaissant les lascars, d'ici 5 ans ils fabriqueront les mêmes
mais sans les marques, ou avec des noms exotiques et à des prix à se rouler par
terre, même Milou le sait qui se regarde passer furtivement par le reflet de
son image sur les portières miroitantes, comme un flash de lumière.
Après le parking
du gymnase, qui lui-même ressemble à une énorme mouche géante, le cul retourné
vers moi, je dois traverser une rue devant l'école maternelle, et faire bien
attention d'éviter les voitures qui se moquent que les piétons soient en train
de traverser dans les clous, les pousse-pousse qui zigzaguent n'importe comment
en se frayant leur passage à coups de sonnettes de vélo, et les bus bondés
d'étudiants qui sont conduits au 2ème campus, à côté de l'aéroport, à 40 minutes de là.
Quand je passe
devant l'école maternelle, je pense toujours à mon écurie de trésors délaissés
si loin, mes petites basquaises aux
cheveux finlandais, mon petit bascou aux boucles sénégalaises, et bientôt Yola,
qui va m’envoûter, j'en suis sûr, dès la première minute ou je la prendrai sur
mes genoux. Les murs de l'école sont
peints de nounours et de pandas, dont la tête me rappelle les ratons laveurs
(racoons) des États-Unis, et le fronton de la porte d'entrée, strictement contrôlée
par un gardien en uniforme, a la forme d'une girafe d'Afrique qui se pencherait
pour embrasser les enfants.
Avant d'arriver
au fameux building 3, ou je vais donner mon cours, je dois traverser un parc
rempli de ces arbres aux nattes larmoyantes, mais ces derniers ont la
particularité ici que les racines continuent à grimper le long du tronc sur une
hauteur d'au moins un mètre, ce qui leur donne un aspect noueux de vieux doigts
de personnes âgées, avec comme ciel au-dessus d'eux les larmes des nattes
décrépies, pour sonner le glas de la misère automnale. Mais là, au milieu de
ces misères, une vieille dame en tunique blanche aux larges manches, pantalon
noir, fait du "Chi-Kung" ou du
"Qigong", bon enfin du yoga pour l'âme, comme dirait le Dalaï-lama,
en tout cas comme moi j’appelle cette danse lente avec les bras. Je regarde le visage de cette femme, très
beau, très noble, elle aussi a une natte grise, serrée sur son coup et dans son
dos. Elle pivote gracieusement, élégante, levant les bras d'un geste très lent,
et sa natte grise roule pour tomber sur son épaule quand elle finit sa
circonvolution, les manches du corsage faisant des dessins de foulard, en
tombant de haut en bas. Ce calme sublime
se tient au beau milieu du bruit des klaxons stridents des scooters
électriques, des sonnettes des pousse-pousse, des petits camions qui foncent,
et de Milou qui mitraille ses tacs-tacs-tacs sur les dalles du trottoir. La
sublimation est l'arrêt de l’espace-temps!
Je traverse et
prend l'entrée du Building 3, qui grouille d'étudiants. C'est là que se donnent
les classes pour les doctorants. Je prends l'ascenseur et monte au 4eme
étage, direction la salle 403. Mon estomac commence à se nouer. Je respire à
fond et pense à la vieille natte
grise. Je vais demander à l'étudiant de
service, sur le palier, de venir m’ouvrir la salle et démarrer l'ordinateur
principal qui connecte au rétroprojecteur. J'ai encore 5 minutes devant moi
pour préparer la classe, brancher mon ordinateur sur le système central,
essayer le pointeur laser, ranger Milou sous le bureau, mettre ma veste et mon
cache-nez sur le bord de la fenêtre. J'accomplis tous ces gestes à toute
vitesse, par habitude maintenant. Je sens la présence des élèves qui
s'installent; pas un mot, silence monacal. Je regarde l'horloge au-dessus du
tableau vert foncé. Ah, j'ai oublié d'essuyer le tableau, rempli de symboles
Chinois du cours précèdent. Je mets la
première diapo bien en vue sur l'écran, je suis prêt. Je me tourne vers la
classe, les deux mains bien à plat sur le bureau devant moi. Je regarde les
élèves: ils sont jeunes, ils sont beaux, et je dis "Ni-Hao". Et Milou
sait, en entendant la meute de chats qui
me répond, qu'il peut roupiller tranquille pendant deux heures tandis que la
gloire s'exprime...Amen!